AI Act : l’UE envisage d’assouplir la régulation de l’IA – ce que ça change pour les entreprises tech
L’UE réfléchit à assouplir l’AI Act pour l’intelligence artificielle. Calendrier, obligations, risques : que doivent anticiper les entreprises et startups tech ?
L’AI Act devait être la preuve que l’Europe pouvait réguler l’intelligence artificielle sans trembler. Mais à l’automne 2025, le discours change : entre pressions américaines, lobbying des big tech et inquiétudes sur la compétitivité, Bruxelles envisage d’assouplir certains volets du règlement.
Pour les entreprises tech, la question n’est pas théorique :
que veut dire « assouplir » l’AI Act, et qu’est-ce que ça change concrètement pour vos produits, vos modèles et votre roadmap de conformité ?
1. Petit rappel : ce que prévoit vraiment l’AI Act
Avant de parler d’assouplissement, il faut rappeler la structure du texte.
L’AI Act repose sur une logique par niveaux de risques :
- Risque inacceptable : pratiques interdites (notation sociale de type « social scoring », certaines formes de surveillance biométrique de masse, manipulation cognitive ciblée, etc.).
- Haut risque : systèmes utilisés dans des domaines sensibles (santé, éducation, emploi, crédit, police, infrastructures critiques, justice…).
Ces systèmes doivent respecter des obligations lourdes : gestion des risques, qualité des données, documentation technique, journalisation, supervision humaine, robustesse, cybersécurité. - Risque limité : obligation surtout de transparence (ex. signaler l’usage d’un chatbot, d’un deepfake, d’un système de recommandation).
- Risque minimal : pas d’exigence spécifique (la majorité des usages B2C « basiques »).
Le règlement est déjà en vigueur, mais ses effets sont étalés dans le temps :
- Août 2024 : entrée en vigueur formelle.
- Février 2025 : interdiction des pratiques à risque inacceptable et premières obligations de sensibilisation à l’IA.
- Août 2025 :
- application des règles pour les modèles d’IA d’usage général (GPAI / foundation models),
- mise en place de la gouvernance (AI Office, autorités nationales),
- activation des dispositions sur les sanctions.
- 2026–2027 : montée en charge progressive des obligations pour les systèmes à haut risque.
Dit autrement : la machine réglementaire européenne est lancée, et les entreprises ne partent pas d’une feuille blanche.
2. Que signifie « assouplir » l’AI Act aujourd’hui ?
Depuis le printemps 2025, plusieurs signaux convergent :
- Des articles de presse et tribunes expliquent que l’UE pourrait alléger certaines contraintes, au nom de la compétitivité face aux États-Unis et à la Chine.
- De grands groupes technologiques – européens et américains – demandent plus de temps et moins de risques de sanctions immédiates, notamment pour les modèles de fondation déjà sur le marché.
- Les discussions portent beaucoup sur les modèles d’IA d’usage général (GPAI), comme les grands modèles de langage ou de vision, qui supportent des milliers d’applications.
Concrètement, les pistes d’« assouplissement » évoquées tournent autour de :
- Décaler dans le temps certaines sanctions
- Par exemple, prévoir une période de grâce pendant laquelle les obligations s’appliquent, mais où les régulateurs privilégient les avertissements et la mise en conformité progressive plutôt que les amendes maximales.
- Rendre certains volets plus “incitatifs” que punitifs
- S’appuyer davantage sur des codes de conduite / codes de pratique volontaires pour les modèles de fondation, plutôt que sur un contrôle strict dès le premier jour.
- Alléger le traitement des violations “techniques”
- L’idée serait que toute violation d’un système à haut risque ne mène pas automatiquement à des sanctions maximales, surtout si l’entreprise démontre qu’elle a mis en place une gouvernance sérieuse et des mesures correctives.
Attention : pour l’instant, on parle de scénarios en discussion, pas d’une réécriture complète du texte. Mais pour les entreprises tech, le signal est clair : l’UE cherche à éviter un choc réglementaire brutal.
3. Pression US, big tech et bataille de narratif
Pourquoi ce virage plus souple maintenant ?
3.1. La pression américaine (politique et économique)
L’administration américaine critique depuis longtemps l’AI Act, en particulier :
- la sévérité des amendes possibles (jusqu’à 7 % du CA mondial) ;
- la portée extraterritoriale du texte pour les entreprises non européennes ;
- le risque de « discrimination » envers les géants US du cloud et de l’IA.
À l’automne 2025, les tensions montent d’un cran :
menace de mesures de rétorsion commerciales, accusations d’atteinte à l’innovation, lobbying intensif à Bruxelles et dans les capitales européennes.
3.2. Le lobbying des big tech… mais aussi de grands groupes européens
Les géants de l’IA (GPAI) – américains comme européens – plaident pour :
- des obligations plus proportionnées pour les modèles open source ou de moindre puissance ;
- plus de flexibilité dans la démonstration de conformité (d’où l’importance des codes de pratique) ;
- une meilleure prise en compte de la réalité industrielle (cycles de release rapides, itérations modèles fréquentes, etc.).
Certaines grandes entreprises européennes (industrie, automobile, santé, finance) relaient ce message : elles craignent que des obligations trop strictes freinent leur propre adoption de l’IA.
3.3. Un Parlement européen divisé
En face, plusieurs eurodéputés dénoncent un risque de dilution :
- ils craignent que transformer des obligations en simples engagements volontaires crée une régulation à deux vitesses ;
- ils rappellent que l’objectif premier du texte est la protection des droits fondamentaux et non la seule « compétitivité » ;
- ils alertent sur une possible incohérence juridique si la Commission accorde des délais ou des exceptions sans modifier formellement le règlement.
Résultat : l’AI Act devient un terrain de lutte entre deux visions de l’Europe numérique – Europe “régulatrice dure” versus Europe plus “business-friendly”.
4. Ce qui ne bougera probablement pas
Même dans les scénarios les plus « souples », plusieurs éléments ont très peu de chances d’être remis en cause :
- Les pratiques explicitement interdites
Les usages jugés « à risque inacceptable » (social scoring, certaines formes de surveillance biométrique de masse, manipulation cognitive ciblée…) resteront bannis. Revenir là-dessus serait politiquement explosif. - La logique de classement par risque
Le cœur du texte – distinguer usage minimal, limité, haut risque, inacceptable – est au fondement de toute l’architecture. Il y aura des ajustements de périmètre, mais pas d’abandon. - L’existence d’obligations renforcées pour les systèmes à haut risque
Documentation, traçabilité, gouvernance, supervision humaine, robustesse… même avec des délais ou des marges d’interprétation, ces briques resteront. - Un cadre spécifique pour les modèles de fondation / GPAI
La question n’est plus « faut-il les réguler ? », mais comment : via des obligations directes, des codes de pratique approuvés par la Commission, ou un mix des deux.
Autrement dit, parier sur un démantèlement de l’AI Act serait un mauvais calcul. L’Europe reste engagée sur une trajectoire de régulation structurée et durable.
5. Implications pour les entreprises tech : menace ou opportunité ?
Pour les entreprises, l’assouplissement éventuel de l’AI Act ne signifie pas « plus besoin de conformité », mais plutôt un terrain de jeu un peu moins brutal si l’on s’y prépare sérieusement.
5.1. Pour les fournisseurs de modèles de fondation (GPAI)
Si vous fournissez votre propre modèle (LLM, modèle vision, multimodal…) :
- Les codes de pratique GPAI deviennent stratégiques : les signer et les respecter pourra servir de voie royale pour démontrer la conformité, avec plus de sécurité juridique.
- Un assouplissement pourrait se traduire par :
- des délais supplémentaires pour certaines obligations de sécurité systémique ;
- une certaine tolérance initiale, tant que vous montrez une démarche de gouvernance documentée (tests, évaluation des risques, logs, politiques de sécurité, etc.).
Mais cela vous place aussi sous les projecteurs :
si vous êtes fournisseur de modèle, vous devenez un acteur-clef de la conformité de tout un écosystème de clients.
5.2. Pour les éditeurs SaaS / plateformes qui intègrent de l’IA
Vous ne développez pas de modèle de base, mais :
- vous utilisez une API de LLM pour faire de la génération de contenu, de la recommandation, du scoring, etc.
- vous proposez une application métier (RH, santé, finance…).
Dans ce cas :
- votre exposition à l’AI Act dépend de l’usage :
un chatbot interne de FAQ ne pose pas les mêmes exigences qu’un système automatisant des décisions de crédit. - un assouplissement pourrait vous donner un peu plus de temps pour :
- cartographier vos cas d’usage par niveau de risque ;
- aménager votre produit pour garder un humain dans la boucle ;
- clarifier les contrats avec vos fournisseurs de modèles (responsabilités, logs, gestion des incidents).
La vraie question n’est pas « suis-je concerné ? », mais à quel niveau de risque s’inscrit mon usage ?
5.3. Pour les startups et PME européennes
Les plus petites structures peuvent espérer :
- un recours plus large aux bacs à sable réglementaires (AI sandboxes) organisés par les États membres ;
- des guides pratiques, des modèles de documentation, des outils d’auto-diagnostic pour réduire le coût d’entrée ;
- éventuellement, des contrôles plus pédagogiques dans les premières années.
Mais là encore, ceux qui auront anticipé (gouvernance, documentation minimale, politique d’annotation et de test, gestion des données) seront avantagés pour accéder à des marchés B2B exigeants (banques, santé, secteur public).
5.4. Pour les entreprises non européennes qui opèrent dans l’UE
Un assouplissement ne veut pas dire « passe-droit » :
- vos produits restent soumis à l’AI Act dès lors qu’ils sont mis sur le marché européen ;
- la principale différence sera peut-être :
- un calendrier plus réaliste,
- un peu moins d’incertitude juridique à court terme,
- mais pas une suppression des exigences key (transparence, documentation, gestion des risques).
6. Roadmap concrète : comment se préparer dans ce contexte mouvant ?
Assouplissement ou pas, il y a un socle d’actions qui restera valable. Pour un acteur tech, on peut raisonnablement viser ce plan en six étapes :
- Cartographier vos systèmes d’IA
- Listez où l’IA intervient dans vos produits et processus.
- Pour chaque cas d’usage, identifiez : données traitées, population affectée, type de décision automatisée.
- Classifier par niveau de risque AI Act
- Pour chaque cas d’usage, déterminez s’il est minimal, limité, haut risque ou inacceptable.
- Documentez vos hypothèses (c’est cette documentation qui montrera votre bonne foi aux régulateurs).
- Clarifier votre rôle dans la chaîne de valeur
- Êtes-vous fournisseur de modèle, intégrateur, distributeur, simple utilisateur professionnel ?
- Votre rôle conditionne directement vos obligations (documentation technique, évaluation de conformité, etc.).
- Mettre en place une gouvernance IA
- Comité IA ou équivalent, chargé de valider les cas d’usage, de suivre les risques et les incidents.
- Processus pour gérer les réclamations, les demandes d’explication, les audits internes.
- Préparer la documentation “AI Act-compatible”
- fiches descriptives des systèmes d’IA ;
- registre des jeux de données utilisés, avec leur provenance ;
- description de la logique du modèle (dans la mesure du possible) et de ses limites ;
- procédures de tests, de validation et de monitoring en production.
- Suivre de près les lignes directrices et codes de pratique
- L’AI Act sera « précisé » par :
- des lignes directrices de la Commission,
- des codes de pratique pour les modèles de fondation,
- des guides publiés par les autorités nationales.
- Désigner une personne responsable de la veille réglementaire n’est plus un luxe, c’est une nécessité.
- L’AI Act sera « précisé » par :
7. En résumé : moins de brutalité, pas moins de régulation
L’idée d’un assouplissement de l’AI Act ne doit pas être interprétée comme un abandon du projet européen :
- l’UE cherche surtout à éviter un choc de conformité ingérable, en donnant un peu plus de temps et de souplesse aux acteurs clés ;
- les principes fondamentaux (protection des droits, approche par les risques, interdiction de certains usages) ont de grandes chances de rester intacts ;
- la vraie différence se joue sur le rythme, le dosage des sanctions et le poids des outils volontaires (codes de pratique, sandboxes, guides…).
Pour les entreprises tech, c’est une opportunité :
- celles qui prennent la conformité IA au sérieux dès maintenant auront une longueur d’avance quand la régulation sera pleinement appliquée ;
- celles qui misent sur un hypothétique “retour en arrière” risquent, à terme, d’être exclues de certains marchés ou appels d’offres.
L’Europe ne renonce pas à réguler l’IA – elle essaye simplement de le faire sans se tirer une balle dans le pied.
Aux entreprises, maintenant, de transformer cette période d’ajustement en avantage stratégique plutôt qu’en contretemps subi.